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Samuel Beckett, écrivain irlandais d'expression anglaise et
française, est né à Dublin le 13 avril 1906. Issu
d'une famille protestante, il est successivement pensionnaire à la "Portora
Royal School" d'Einiskillen, puis élève du "Trinity
College" de Dublin, où il étudie le français.
En 1928, Beckett est nommé lecteur d'anglais à l'École
Normale Supérieure de Paris, et fait la connaissance de James
Joyce.
En 1930, il traduit avec Alfred Péron Anna Livia Plurabelle
de Joyce (fragment de la future Veillée de Fonnegan). De 1931 à 1937,
il effectue de nombreux voyages, résidant tantôt en France,
tantôt en Angleterre. Mais à partir de 1938, il se fixe
définitivement à Paris. Jusqu'à la guerre, Beckett
avait écrit ses livres – Dante... Bruno... Vico... Joyce
(1929), Whoroscope (1929) Plus de coups d'épingles que de coups
de pieds (1934), Notre Examen au sujet de sa "factification" dans
la mise en route de l'œuvre en Progrès et Murphy (1938)
en anglais.
Après 1945, il commence à traduire ses
ouvrages antérieurs – et
notamment Murphy – en français, et à écrire
des poèmes et des nouvelles dans cette langue. En 1953, En
Attendant Godot est représenté à Paris au Théâtre
de Babylone, dans une mise en scène de Roger Blin. Cette pièce
connaît immédiatement un immense succès et signale
le début de la carrière théâtrale de Beckett.
C'est également grâce à ses pièces que
Beckett acquiert une réputation croissante qui conduit en 1969 à l'attribution
du Prix Nobel de Littérature.
L'œuvre de Samuel Beckett est très abondante.
Citons d'abord les romans et les récits (pour la plupart écrits
en français)
: Murphy, Molloy (1951), Malone meurt (1952),
L'Innommable (1953), Nouvelles et textes pour rien (1955), Comment
c'est (1961), Imagination morte,
imagine (1965), Têtes mortes (1967), Watt (1969), Premier
amour (1970), Le Dépeupleur (1971), Film, suivi de Souffle
(1972), Pas moi (1975), ainsi que divers textes comme Acte sans
paroles, Assez,
Cascando, Cendres (l958), Dis Joe, D'un ouvrage
abandonné, Va
et vient (1966). Les pièces de théâtre, moins
nombreuses, sont mondialement connues : En attendant Godot, Fin
de partie, Tous
ceux qui tombent (1957), La Dernière bande (1960), Oh les
beaux jours (1963), Comédie (1963), Comédie et actes
divers (pièce radiophonique, 1964).
Œ
uvre "théâtrale" et œuvre "romanesque" témoignent
chez Beckett de la même visée centrale : atteindre une
nudité de langage, ou plus exactement de parole, qui dise comme à ras
de terre la condition humaine. C'est cette visée qui donne à ses
textes à la fois leur vérité universelle et un
dépouillement presque abstrait. Qu'il s'agisse des pièces,
des romans ou des nouvelles, la thématique est apparemment la
même, apparemment indéfiniment répétitive
: le temps humain, l'attente, la quotidienneté, la solitude,
l'aliénation, la mort, l'errance, la non-communication, la déchéance,
et aussi – plus rarement – l'espoir, le souvenir, le désir.
Beckett ne parle "que" de cela. Mais ce ne sont pas ces thèmes
qui définissent son œuvre, son écriture : c'est le
langage employé pour les dire, les "mettre en scène".
Certes, l'œuvre propose, surtout en ses débuts, des "histoires",
des personnages : le théâtre, en particulier, nous présente
une galerie de clochards, d'errants, de vieillards, de clowns ou de
malades qui sont devenus aussi célèbres que le Roi Lear
ou Hamlet de Shakespeare. Mais ces personnages n'ont pas de psychologie,
pas d'individualité au sens classique : ce sont des ombres, des
figures, des incarnations d'une certaine condition humaine, et surtout,
ce sont des voix.
Tout texte de Beckett est d'abord l'émergence,
sur une certaine scène, dans un certain espace (et de là sa
parenté profonde avec le théâtre), de voix, voix
qui peuvent être uniques, ou multiples, ou quasi anonymes, mais
qui ne cessent de parler, comme si parler, pour elles, équivalait à être, à subsister, à continuer
malgré l'effondrement de tout. Ces voix ne rompent pas le silence
universel qui les entoure, elles sont. Elles ne disent rien, ne proposent
rien, ne racontent rien : elles parlent comme les bouches respirent.
Ainsi parle la voix de L'innommable : "Il faut donc continuer,
je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il
faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce
qu'ils me disent, étrange peine. Il y a complète désintégration.
Pas de Je, pas de Avoir, pas de Etre, pas de nominatif, pas d'accusatif,
pas de verbe. Il n'y a pas moyen de continuer... A la fin de mon œuvre,
il n'y a rien que poussière : le nommable..." Et dans Textes
pour rien : "C'est avec mon sang que je pense... C'est avec mon
souffle que je pense... Les mots aussi, lents, le sujet meurt avant
d'atteindre le verbe, les mots s'arrêtent aussi. Mais je parle
plus bas, chaque année un peu plus bas. Peut-être. Plus
lentement aussi, chaque année un peu plus lentement..." Cette
voix à ras de terre, à ras de corps et – pour employer
un paradoxe – à ras de parole, paraît éternellement
sur le point de se taire, de s'éteindre, de s'engloutir dans
le silence, c'est-à-dire dans le néant. Et pourtant, elle
resurgit : "La voix qui s'écoute comme lorsqu'elle parle,
qui s'écoute se taire, ça fait un murmure, ça fait
une voix, une petite voix, la même voix petite, elle reste dans
la gorge, revoilà la gorge, revoilà la bouche."
De
là vient que la nudité de plus en plus désolée
de ces textes, la pauvreté de plus en plus accusée de
leurs thèmes, fassent toucher à une sorte d'universel
et dégagent, à mesure même que l'œuvre se resserre
et se répète dans son espace, une sensation de vie et
d'espoir. On a cherché dans les livres et les pièces de
Beckett une "métaphysique de la condition humaine".
Bien qu'il y ait chez lui, certes, une véritable intensité métaphysique "existentielle",
il faut la chercher là où elle se trouve, c'est-à-dire
au niveau du langage. Dans Têtes mortes Beckett fait ce surprenant
aveu : "J'ai l'amour du mot, les mots ont été mes
seuls amours, quelques-uns." Ailleurs, il évoque ce qui
pourrait être sa tâche la plus secrète : "Issu
de l'impossible voix l'infaisable être." Pour exprimer son
expérience de la nudité du langage et de l'existence,
il a créé un néologisme anglais pratiquement intraduisible
: la Lessness (la "Sanséité", la "Moinsité").
Beckett avance, creuse dans le "moins", mais ce "moins" n'est
jamais équivalent à un "rien". La même
voix devient, au fil des textes, de plus en plus petite, elle s'approche
de plus en plus du silence, devient silence sans cesser d'être
voix : "C'est le silence et ce n'est pas le silence, il n'y a personne
et il y a quelqu'un." (Textes pour rien).
Rarement écrivain
a été aussi rigoureux, aussi fidèle à l'espace
vital dans lequel il écrit. Rarement écriture a été aussi
proche de la voix et du corps, et en même temps aussi abstraite
(sans jamais être intellectuelle). Joyce, le lointain maître
de Beckett, écrivait dans Ulysse : "L'Histoire est un cauchemar
dont je souhaite m'échapper." Beckett, dans son œuvre,
a échappé à l'Histoire : tout ce qui se passe dans
ses textes s'est réduit aux dimensions d'un être qui n'est
nulle part, insituable et insitué, au-delà ou en-deçà de
l'Histoire. Peut-être a-t-il été aidé en
cela par le passage de l'anglais au français, phénomène
sans doute rarissime dans la littérature mondiale : cas singulier
que celui d'un écrivain qui abandonne sa langue maternelle et
en adopte une autre pour s'exprimer et bâtir son œuvre. Le
français de Beckett, du reste, est comme sans lien avec le français
des œuvres littéraires de ce siècle. Venue d'ailleurs,
l'œuvre de Beckett ne saurait s'insérer dans l'histoire
de la littérature moderne française : comme la voix qu'elle
laisse parler, comme ses personnages égarés ou agonisants,
elle est sans lieu : en ceci, elle est bien l'image de l'universel déracinement
moderne, et c'est ce qui explique l'insolite succès qu'elle a
connu, en dépit de la singularité de sa démarche
et de la relative difficulté de ses textes.
Il n'y a sans doute
qu'un seul écrivain, en ce siècle, que l'on pourrait comparer à Beckett
(ou dont l'œuvre soit entourée de la même solitude)
et c'est Henri Michaux. Mais dans l'œuvre de Michaux, c'est encore
et toujours Michaux qui nous parle, du fond de son essentielle étrangeté.
Dans l'œuvre de Beckett, ce qui nous parle, ce n'est pas un certain
Samuel Beckett, né à Dublin, etc., mais une voix qui est
d'une certaine manière la Voix de tous, la Voix de l'Homme, des
Hommes, de Tous les Hommes : "J'ai à parler, écrit
Beckett dans L'Innommable, n'ayant rien à dire, rien que les
paroles des autres." Avoir su écrire les "paroles des
autres", de n'importe quel autre en n'importe quel pays, dans le
nulle part de l'existence souffrante et profonde, telle est la grandeur
de cette œuvre.
Liens connexes
Résumé:
En attendant Godot
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