
La comédie
humaine
Romantique
et bourgeois
Isoler Balzac du groupe des romanciers romantiques ne veut évidemment
pas dire que sa création romanesque s'est faite contre celle de ses contemporains.
On trouverait au contraire dans la vie et l'œuvre de l'auteur de La Comédie
humaine bien des traits caractéristiques du romantisme de 1830 : exaltation
du moi, dans son génie et ses désirs ; dynamisme et fécondité ;
ambitions et appétits ; goût de l'histoire et de l'autobiographie,
qui oriente l'écriture des premiers romans comme Louis Lambert ou Les
Chouans ; sens de la poésie et du mystère, qui nourrit d'autres œuvres
comme Le Lys dans la vallée ou Une ténébreuse affaire.
Mais en même temps Balzac - et c'est également vrai de Stendhal
- se singularise par une aptitude à dépasser cette communauté de
sensibilité et de passion par une volonté nouvelle de lucidité et
d'explication dans la représentation de la réalité historique
et sociale.
Fils de la génération bourgeoise issue de la Révolution
de 89, écrivain à l'heure où Guizot lance son fameux " Enrichissez-vous ",
Balzac va complètement immerger son œuvre dans ce tissu social de
1830, radicalement renouvelé par l'apparition de nouvelles catégories
socioprofessionnelles (banquiers, notables, commerçants, médecins...).
Et s'il est lui-même fasciné par l'argent et ses pouvoirs, sa véritable
manière de " s'enrichir " va consister à inventer dans
le roman - ou plutôt dans une " somme " romanesque - un monde
qui soit l'exacte métaphore, dans sa consistance et son expansion, de
la réalité sociale et historique. Les romantiques rêvaient
d'une totalité idéale, d'un être-plus, les bourgeois aspirent
au pouvoir et à l'avoir-plus ; Balzac, lui, assume complètement
cette double ambition à laquelle sa fécondité d'écrivain
donne une dimension et un sens nouveaux.
L'inhumaine
comédie
Constituée, à partir de 1842, en système à la fois
clos, dans le cadre de ses trois groupes d'Etudes, et dynamisée par le
principe du retour des personnages, La Comédie humaine témoigne
d'une volonté aussi bien explicative que descriptive. Influencé par
les naturalistes de l'époque, Balzac veut dresser la nomenclature, la
classification des espèces humaines en se fondant sur l'hypothèse
d'un corps social identique à la faune naturelle. Mais il voit plus loin
encore. L'œuvre ne doit pas être seulement reproduction du monde,
elle doit en fournir l'explication : " La Société devait porter
avec elle la raison de son mouvement. " Or seule la fiction, l'invention
peuvent permettre à Balzac d'adopter ce point de vue transcendant qui
avait été, par exemple, celui de Dante dans La Divine Comédie.
D'où, en 1842, le choix du titre de La Comédie humaine, qui, sans
doute, dénonce l'hypocrisie, le jeu de rôles qui gouverne la société,
mais qui surtout désigne l'œuvre comme l'entreprise par laquelle
le romancier figure fictivement, comme dans les modèles explicatifs des
scientifiques, les mécanismes explicites ou obscurs de l'" inhumaine " condition.
Un
univers construit
Fiction maîtrisée par l'écrivain tout-puissant, " démiurgique ",
et non simple travail de " copiste " ou de " secrétaire ",
le roman balzacien est avant tout une construction. Presque toujours la même,
très proche de celle des dramaturges, elle fait généralement
se succéder une exposition lente, minutieuse et descriptive, une crise
brutale où les passions se débrident au cours de scènes
dramatiques, et un dénouement rapide sinon spectaculaire. Dans ce
cadre rigoureux, le personnage balzacien apparaît lui aussi comme le
produit d'une construction que justifient encore les prémisses scientifiques
de l'invention romanesque. De même que le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire
a montré que les espèces animales sont issues d'un principe
unique et tiennent leurs différences des " milieux " où elles
se développent, de même les êtres humains, selon Balzac,
forment des " espèces " liées dans un processus d'interaction
avec le milieu social qui les sécrète et qu'elles contribuent à façonner.
De là, cette véritable symbiose entre le personnage et le décor
où il vit. De là, aussi, cette schématisation de personnages " typiques ",
souvent même monomaniaques, qui portent sur leur extérieur les stigmates
d'une passion dominante, voire exclusive. Mais si le personnage balzacien se " dilate " si
souvent en type psychologique ou sociologique, ce n'est pas seulement par goût
ou volonté de rassembler le foisonnement de millions de figures humaines
en quelques caractères symboliques. C'est encore que les personnages principaux
de La Comédie humaine ne semblent vivre que des appétits ou des
répulsions de celui qui les invente : en Rastignac et en Vautrin, Balzac
a fondu tous ses rêves jamais complètement apaisés de gloire
et de pouvoir ; en Nucingen il a compensé son insatiable besoin d'argent
; en Birotteau il a exorcisé sa hantise de la faillite ; avec Lucien et
Esther il a assouvi son trouble et sensuel désir de la femme de chair,
comme il a fait épouser à Emilio devant Massimilla les délices
du pur amour que lui-même a toujours poursuivi.
En un mot, si, comme le faisait remarquer Baudelaire, tous ses personnages se
ressemblent, c'est d'abord parce qu'ils lui ressemblent, parce que Honoré de
Balzac lui-même est le premier personnage de son œuvre.
Un
réalisme mythologique
Du point de vue de l'action comme de celui des personnages, le roman balzacien
ne se réduit nullement à une plate " reproduction du réel ".
Le réalisme de l'auteur de La Comédie humaine - incontestable dans
la finalité comme dans les procédés narratifs de l'œuvre
- est irréductible à une simple représentation plate et
servile d'un réel antérieur et extérieur à l'espace
romanesque. Dans une lettre à Mme Hanska, Balzac s'exclamait : " Mes
romans sont les Mille et Une Nuits de l'Occident ! " Entendons par là que
de la " traduction littérale des faits " à la conception
d'une vaste " légende des siècles ", il y a chez lui
continuité. Pénétrant avec subtilité la matérialité du
réel, il l'a dépassée pour la remodeler selon les exigences
de sa mythologie personnelle : " J'ai maintes fois été étonné, écrira
Baudelaire, que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur
; il m'avait toujours semblé que son principal mérite était
d'être visionnaire et visionnaire passionné. " Là réside
en effet le vrai génie de l'auteur du Père Goriot : avoir fait
accéder, dans des fictions et des personnages, les réalités
quotidiennes du monde et de l'histoire à la dignité universelle
d'une légende.
Le
travail de l'écriture
Réalisme donc, mais réalisme " truqué ", magnifié par
l'ampleur de la conception et aussi par la somptuosité d'un style
dont on a souvent méconnu la force efficace. Longtemps en effet, et
malgré les intuitions d'autres écrivains comme Marcel Proust,
la critique s'est entêtée à confondre style et grammaire
et contentée de relever les inévitables " fautes " ou
maladresses dans une œuvre aussi monumentale, écrite dans des
conditions de rapidité exceptionnelles. Attribuer ces écarts
lexicaux ou syntaxiques à l'improvisation ou à une négligence
de " feuilletonniste " en mal de copie, c'était méconnaître
la hardiesse de Balzac dans le maniement même de la langue, qui n'a
d'égale sans doute que celle de son maître Rabelais.
C'était ignorer encore l'intense travail de réécriture,
de " prolifération " dont témoignent les brouillons et
esquisses de l'œuvre inachevée. Comme Hugo, et sans doute parce qu'il
partage avec l'auteur des Misérables et de la Légende des Siècles
une suprême ambition de totalité, Balzac a en effet besoin de volume
et de consistance. " L'épaisseur si particulière, presque
gluante de sa coulée verbale ", " les grâces éléphantesques " de
sa prose, dont parle avec humour Julien Gracq, ne peuvent masquer la vigueur
d'un style énergique dans sa densité même. Le langage balzacien,
lui aussi, est " une force qui va ", soulevant et érigeant les
masses mêlées du mythe et de la réalité dans les replis
de ses mots et de ses figures.
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